Claudio Abbado : dialoguer avec le silence






Tout jeune, j'étais très renfermé,
porté à la solitude et à la mélancolie.
Tout me semblait hérissé de difficultés.
Cette première rencontre avec Debussy fut sans doute un peu
comme une secrète connivence entre deux solitaires.
Mais il y avait aussi toutes ces combinaisons sonores inhabituelles,
cette imagination pleine de fantaisie,
et la façon dont tout chez lui se transmue en atmosphères et en coloris : 
tout cela ne nie pas d'obscures menaces, mais les rend plus supportables...


Ravel également m'a enseigné quelque chose de décisif.
Je possédais un disque nous restituant son interprétation
de certaines de ses propres oeuvres.
J'ai comparé, partition en main.
C'était très différent de ce qu'on aurait fait en suivant ses indications.
J'ai toujours beaucoup de respect pour ce que les compositeurs écrivent,
mais cet exemple m'a révélé que, au delà de la valeur 
formellement reconnue aux indications des partitions,
il fallait apprendre à les lire d'une façon personnelle









I like New-York for some weeks, 
but I could never live there.
It's a crazy city like a meat-grinding machine.


I hate publicity.
It's very American and very wrong.
If people expect more, they get less
If they don't know what to expect,
they may be surprised and find it's good


I also hate the word   Career
What is Career ?
For me, conducting is not a game.
For me, conducting is not career.
It's true conductors have power
but for me the most important thing
is to have a big passion for something
wether it's music or anything else


I like the reaction of the audience
I'm not sincere if I don't say that,
but I still embarrasses me to take bows.
I'm not a showman.
I hate all that.











...ce n'est pas de la prudence
c'est de l'embarras
vous me demandez ce que je n'aime pas
et moi je pense à ce que j'aime.
Or, pour aimer il faut connaître


Rachmaninov a bien mauvaise presse chez les musiciens.
Avez-vous entendu parler de son opéra Aleko, d'après Pouchkine ?
C'est une oeuvre admirable 
qui mériterait bien d'avoir plus souvent les honneurs de la scène












En Italie, tout ce qui est fait pour l'éducation musicale est insuffisant : 
alors il faut bouger.
A Milan par exemple, on a ouvert les portes de la Scala
à un public qui jusqu'à présent n'avait pas l'occasion d'aller au concert
ni peut-être d'entendre de la musique.
Et ce nouveau public aime la musique classique et contemporaine.
On a décidé aussi de donner des concerts dans les usines,
dans les écoles, dans les théâtres de la périphérie de Milan;
aujourd'hui plusieurs entreprises consacrent chaque semaine
deux heures à la musique. C'est un résultat encourageant.


Le problème en Italie tourne autour de l'éducation : 
on dit que l'Italien est très musicien, et c'est vrai,
mais on ne lui facilite pas comme à Vienne ou à Londres
l'accès à la musique, à la pratique instrumentale.

Pourtant au moment du recrutement de l'Orchestre de la Communauté Européenne,
plus de deux cents jeunes, en Italie, se sont présentés.
On en a choisi seize d'un très bon niveau,
mais le niveau des musiciens anglais ou allemands
était quand même meilleur.

(ils étaient 800 anglais à se présenter)


A la Scala nous donnons environ dix opéras par an,
plus les concerts symphoniques et ceux de musique de chambre.
A chaque spectacle, nous réservons une soirée pour les étudiants
et les ouvriers. Nous distribuons les billets aux syndicats 
qui les répartissent ensuite dans les usines.


propos tenus en 1978
  nombre de soirées de la Scala
   sont encore de nos jours des soirées de gala
   le prix triplé des places est donc hautement dissuasif
   Une majorité d'Italiens voit en la musique classique 
   un objet d'élite... 
   les méthodes infectes pour le faire comprendre 
   sont toujours en bas usages (et pas qu'en Italie)



Nous sommes bien sûr subventionnés par l'Etat,
mais les subventions arrivent avec tellement de retard,
qu'il faut payer énormément d'intérêts aux banques.
A titre d'exemple, avec les intérêts que l'on paye sur trois saisons,
on pourrait en faire une quatrième.

(il faut bien payer les spéculateurs
   Que devraient avoir à faire les nantis
   si les truands de la finance n'avaient pas organisé
   un système d'escroquerie de dettes et intérêts d'États...








Dans notre famille nous avons toujours protesté contre l'injustice : 
ma mère était en prison 
parce que nous avons aidé une famille juive
et moi j'ai protesté contre le fascisme en Grèce et en Espagne
et avec Barenboïm et Kubelik,
quand les Russes sont entrés à Prague.
Mais les journaux de droite n'en ont pas parlé
car on voulait faire de moi un homme de gauche.


En Italie, je suis pour un nivellement des revenus.
Je suis prêt à accepter des honoraires plus modestes à la Scala,
à condition, bien sûr, que le même régime 
soit appliqué à tout le monde


je pense que la démocratisation de l'art 
est indispensable pour la santé d'une société


vous savez certainement que dès qu'un Anglais apprend un instrument,
il est très vite - au bout de trois ou quatre mois - 
appelé à jouer dans un ensemble.
Au lieu d'avoir une mentalité de soliste,
il apprend à écouter les autres,
à se mettre humblement à l'unisson.
Et c'est important. Dans la musique comme dans la vie...


L'Autriche est vraiment un pays où les gens vivent pour la musique,
comme les pays latins vivent pour le sport.
En Italie, chacun dit qu'il ferait un meilleur directeur technique
de l'équipe nationale de foot que celui qui est en poste.
A Vienne, les gens discutent de la meilleure distribution pour Salomé ou Cosi...


Vienne est la seule capitale en Europe dont le goût ne soit pas gâté.
Qu'il s'agisse de Paris, de Londres, Rome ou Berlin, tout est américanisé.
Tout est superficiel.
On parle sport, argent...
vous ne trouvez pas cela superficiel ?
A Vienne, il y a des concerts dont les horaires s'ajustent aux sorties de bureau.
La musique est intégrée dans la vie quotidienne.
Prenez un taxi, à Vienne, le chauffeur vous indiquera
en passant devant une maison, que c'est là qu'a vécu Schiller ou Klimt.
Je n'ai jamais trouvé cela ailleurs.


Il y a par contre plus d'intrigues à Vienne qu'à Berlin
où les gens sont plus directs.
à Vienne, c'est toujours bien, on dit oui par devant
et par derrière...
On ne doit jamais rien croire à Vienne


quand on demandait à Claudio Abbado
dans les années 1980 s'il pouvait accepter 
la direction de l'Opéra de Paris
il répondait à chaque fois sans hésitation

Non.
en France, il y a trop de mauvaises habitudes




Quand je dirige Schubert ou Mahler, 
je ne me sens pas particulièrement italien,
j'entre dans l'esprit de cette musique 
comme dans l'univers d'un livre.
Mais de toutes façons, mon ascendance familiale est double :
ma mère était sicilienne et j'ai hérité d'elle un peu de sa fantaisie;
alors que mon père était piémontais
et vous savez que les Autrichiens ont longtemps occupé l'Italie du Nord,
et qu'ils y ont laissé une empreinte culturelle
dont j'ai sans doute reçu un écho.
D'ailleurs je peux dire que j'ai plus appris en écoutant Furtwängler
qu'en entendant Toscanini.


J'ai vu des Shakespeare magnifiques à Londres
mais le plus bel Hamlet,
je l'ai vu à Moscou avec Lioubimov,
les plus beaux Tristan, je les ai entendus avec de Sabata,
les plus beaux Othello avec Furtwängler.
Et moi je dirige la musique russe et je ne suis pas Russe.
Si on a la passion, l'amour de comprendre la culture des autres pays,
il n'y a pas de limite,
il y a des limites,
quand on cherche à comprendre seulement la culture de son pays.



il y a plus de vingt-cinq ans que je dirige la Philharmonie de Vienne
et je n'ai toujours pas de contrat.
Non par négligence, mais parce que la confiance règne.
ça n'a pas de prix












la musique de Beethoven nous révèle un homme,
dans toute sa petitesse et toute sa magnificence,
un homme solitaire, déchiré et profondément malheureux.
Souvent à son propos, je pense à Gustav Mahler
qui disait à l'époque, où il composait les Kindertotenlieder :
je suis triste, triste, si triste, il y a tant de douleur en moi,
que je veux la porter au monde...

Beethoven nous fait don de sa douleur. Et le miracle se produit :
la musique, sa musique, devient soudain une source d'espoir,
une source de vie, une explosion d'espoir, une explosion de bonheur.
Il dépasse la souffrance et la transforme en joie.

Cette leçon, je la reçois en tant qu'homme,
qui cherche toujours à comprendre sinon à partager
la souffrance des autres.
Et je la reçois en tant que musicien, 
qui a entre ses mains le plus sûr moyen de la faire oublier...



les jeunes musiciens ont l'enthousiasme et le sérieux.
Je peux aller plus loin avec des jeunes 
qu'avec des professionnels chevronnés : 
ils acceptent toujours de me suivre,
je n'ai pas à les convaincre.
Pour eux, la nouveauté va de soi,
puisque pour eux le monde est neuf.
Ils n'ont pas d'a priori.

Mais il y a aussi la contrepartie à cette absence de routine : 
il faut les aider en étant très patient.
Pour moi ce sont des vacances,
une cure de jouvence


je ne suis pas le Chef
nous travaillons ensemble



ouverture d'esprit donc
cependant Claudio Abbado désapprouva
la participation des Berliner Philharmoniker
à l'album Moment of Glory du groupe de hard rock allemand Scorpions
pour peu que l'on n'ait pas d'a priori trop obtus
ce cross over restera comme une réussite du genre
de même le temps donnera raison au dernier album de Lou Reed
adaptation de Lulu avec le groupe Metallica



je n'aime pas la mentalité des gens
qui ne veulent pas ouvrir la porte
pour comprendre ce qu'il y a derrière
il y a toujours quelque chose de nouveau


un jeune chef  est venu pour travailler avec moi
je lui ai demandé 
- que connaissez-vous ?
il m'a répondu
- Tout. 
je n'ai plus rien à lui apprendre : au revoir !


dans la vie, on apprend toujours quelque chose
qu'on ne savait pas

j'ai toujours été convaincu
qu'il ne fallait jamais se fermer à rien


je dirigerai en alternace avec Daniel Harding,
mais personne, jusqu'au dernier moment,
ne saura qui, de lui ou de moi, sera au pupitre !



j'ai lu sans cesse
j'ai beaucoup écouté
il est très important d'écouter
malheureusement nombreux sont ceux qui ne le savent pas
ils parlent
parlent
et n'écoutent pas


parler s'inscrit dans le Temps
le silence s'inscrit dans l'Éternité


c'est une erreur de supposer
qu'il est possible de transmettre un quelconque message
d'un homme à un autre
les lèvres ou la langue peuvent
si l'on veut
représenter l'âme de l'homme
mais dès le moment 
où nous avons vraiment quelque chose à nous dire
nous devons nous taire




en 2000 2001  les patentés parichiens
se gargarisaient que Claudio Abbado était déjà mort

...mais s'il vous plait, dites leur bien à Paris
que je ne suis pas mort

















échange entre Claudio Abbado avec Ermanno Olmi
juin 1996

Ermanno Olmi : 

Otello pose un problème fondamental,
le plus urgent de la société contemporaine : 
la cohabitation des peuples.
Ce n'est pas seulement l'histoire de la jalousie d'un homme
envers sa femme,
c'est quelque chose de plus complexe.
Iago n'envie pas seulement Cassio,
il est le représentant d'une société de Blancs 
qui n'admettra jamais qu'un Noir puisse devenir l'un d'entre eux.
Nous vivons une situation semblable.
Capitale du monde, la Venise du XVIème siècle était multiethnique,
à l'image de notre société.
Lorsqu'un Noir devient 
- pour des raisons politiques, militaires ou économiques - 
important dans la société des Blancs,8ceux-ci acceptent son ascension.
Nous avons pour exemple Pelé ou Carl Lewis dans le sport,
et beaucoup de grands artistes (Quincy Jones, Michael Jackson...)
Une fois qu'il a obtenu le succès,
le Noir aspire à devenir un homme blanc,
voire à s'unir à une femme blanche.
C'est alors que le refus des autres se fait sentir 
et que le Noir se rebelle.


le seul endroit où il est possible de voir un horizon infini et le ciel,
c'est une île

si l'on regarde vers l'horizon
on a une idée de liberté
si on se retourne
on est à l'intérieur d'une cage

c'est comme si les personnages de la tragédie
avaient été appelés ici
pour qu'ils ne puissent pas échapper à leur destin

























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